Il n'y a processus plus long, plus frustrant que celui de retrouver ses souvenirs. - C'est normal vous savez, que ce soit long... vous retrouverez votre mémoire petit à petit. Nous avons bon espoir. Doc avait omis de mentionner ce que voulait vraiment dire 'long'. Une semaine, c'était déjà bien trop. Et si pour le doc, ça voulait dire 'des années' ? Elle en aurait hurlé de frustration. Quand se souviendrait-elle enfin d'où elle venait ? De sa famille, de ses amis ? De ce qu'elle aimait ? Elle ne se souvenait même plus de son plat préféré. La semaine précédente, elle avait passé tout son temps à manger. Elle s'était goinfrée de tout et de n'importe quoi, jusqu'à en devenir malade, dans le seul espoir qu'elle tomberait sur LE truc qui lui procurait un orgasme buccal à chaque bouchée avant qu'elle n'ait ce foutu accident. Peine perdue, même si elle avait redécouvert le sorbet au citron et les chips au vinaigre.
Maintenant, des choses plus importantes la préoccupaient. Elle n'avait pas trouvé de trace dans ses affaires signifiant qu'elle menait des études, ni qu'elle était employée quelque part. Tant mieux, elle était libre de ses actes et de ses choix. Elle avait toutes les cartes en main pour retrouver son existence passée et oubliée. Isold avait juste trouvé les clefs d'un camion, un gros camion blanc où s'entassaient des piles de papiers couverts de chiffres. Le « Jammin' Donut » lui appartenait. Découvrant cela, elle avait alors laissé son appartement de San Francisco en plan (au moins quelque chose qu'elle n'avait pas oublié ; son chez-elle) et s'était enfuie à bord du Jammin' Donut jusqu'à Denver. Simple coup de tête, ou motivation insufflée par son subconscient, qui luttait pour la sauvegarde de ses souvenirs ?
Ainsi s'était-elle retrouvée à des miles de sa ville côtière. Isold était avide de redécouverte, de savoirs oubliés. Elle sentait affluer en elle une foule de sensations vécues. Ces rues, elle les avait déjà parcourues ; cette maison... oui, cette maison. L'image s'imposa à elle avec force. Avait-elle vécu ici ? Non, le visage d'un homme à ses côtés remonta à la surface. Un beau visage, et un prénom, Sloane. Son cœur effectua un petit sursaut dans sa poitrine, et se remit à battre un peu plus vite. Des émotions furieuses se livraient bataille en elle. Une pointe de rancœur surnagea un instant, vite supplantée par une émotion plus douce, plus tendre. Elle avait éprouvé une grande tendresse pour cet homme. L'aurait-elle aimé ? Submergée par le doute, la crainte, elle en resta les bras ballants, les yeux rivés sur cette porte qu'elle se voyait franchir, une mains dans la sienne. La main de Sloane, une nuit d'été, une nuit d'ivresse où elle s'était livrée à lui pour la première fois. Elle se passa une main sur le visage, le cœur battant, les mains moites, et les jambes plus si sûres d'elles. Pour la première fois depuis trois semaines, depuis qu'elle s'était réveillée dans cet hôpital de San Francisco, elle se sentait défaillir. Pas une fois elle n'avait flanché, surmontant l'accident avec un aplomb surprenant. N'importe qui aurait sombré. Pas elle. Jusqu'à maintenant...
Isold savait qu'elle n'allait pas bouger d'ici avant d'avoir vu quelqu'un franchir cette porte. Elle attendrait aussi longtemps qu'il le faudrait, jusqu'à ce que ses doutes soient confirmés. Elle ne savait même pas si elle avait envie de lui parler, de le 'rencontrer'... mais elle savait qu'elle resterait quand même, scotchée sur place, le regard vissé à cette poignée comme si elle seule pouvait la ramener à la vie.

Une journée qui se terminait. Une énième journée comme celle-là. Comme chaque fin de journée, Sloane quitta son cabinet vétérinaire. Encore une journée passée en compagnie de chatons, chiens, rongeurs et autres animaux de compagnie en tout genre. Il ne s’en plaignait pas, c’était son métier après tout. Le doc de votre meilleur pote à quatre pattes. L’homme monta à bord de son véhicule, un XX qui semblait avoir de l’âge. C’était quotidiennement le même refrain. Toujours ces mêmes rues empruntées, toujours ces mêmes routes, toujours ces mêmes personnes qu’il salue lorsqu’il les croise au volant, toujours cette même rengaine éreintante. C’était une routine, c’était sa routine. Une routine qu’il affectionnait particulièrement. A croire qu’avec l’âge, il était devenu père pantouflard. C’était peut-être le cas. Routinier, casanier, un vrai ermite qui ne sortait guère de chez-lui excepté pour se rendre sur son lieu de travail. Vie sociale ? Zéro. Bien entendu, il y avait bien ces amis de longue date qui venaient lui rendre visite de temps en temps, le trimballant de force dans un bar. C’était souvent comme cela que ça se passait. Ils venaient frapper à sa porte et le tiraient pour qu’il daigne sortir de chez-lui. C’était comme cela depuis… depuis la rupture avec son ancienne femme. Depuis leur rupture. Il s’était comme refermé sur lui-même. Une carapace pour se protéger. Se protéger dans cette société où l’on était vite vulnérable.

Après de longues minutes de trajet, le dénommé Sloane arriva dans son petit quartier paisible où il se gara devant sa demeure. Petite demeure, d’ailleurs. Et comme à son habitude, il sortit de son véhicule, prit avec lui sa sacoche de travail et ferma à clé les portes. C’était chaque jour ce même dessin qui s’esquissait. Il ouvrit le petit portillon, fit quelques pas et puis arriva devant sa porte d’entrée, il ouvrit la porte à clé, entra dans sa main, déposa ses affaires sur le canapé, alla dans la cuisine se faire un café, alluma la télévision, etc. C’était comme cela chaque jour. Et pourtant, aujourd’hui semblait déroger à la règle du rituel quotidien. Il marcha en direction de la porte d’entrée, le visage fatigué par sa journée. Et s’arrêta. Oui, il s’arrêta net et ne bougea plus. Une personne se trouvait devant sa porte d’entrée. Une personne, une fille plus précisément à vrai dire. Il cilla une fois, puis deux, se demandant bien là qui cela pouvait bien être. Il n’attendait pas de visite. Il n’attendait personne. Et ce physique ne semblait pas être celui d’un de ces « amis ». Bien au contraire. Alors que cette inconnue devant sa porte l’intriguait, il reprit sa courte marche avant d’arriver à sa hauteur. Sa tête se tourna vers cette jeune fille, jolie jeune fille. Et tel un uppercut qu’il aurait reçu, il laissa tomber sa sacoche au sol. Que faisait-elle là ?, pouvait-il se demander. Alors, embêté ou gêné (il était difficile de savoir ce que Sloane pouvait ressentir à cet instant précis à vrai dire), il se racla bruyamment la gorge avant de prononcer quelques sons. « Isold… ». C’était elle. Elle, Isold. Son ex-femme. « Tu… ». Il marqua une brève pause avant de reprendre. Que pouvait-il bien lui dire ? A elle ? A Isold ? Qu’est-ce qu’il avait à lui dire ? Rien. Si, certainement des choses. Des choses qui ne serviraient à rien puisque leur histoire est aujourd’hui terminée. Ou plutôt, il essayait de se faire à l’idée que leur histoire était aujourd’hui inachevée. Avec difficulté, il y arrivait tout de même. « …Je ne sais pas ce que tu es venue faire, mais j’espère pour toi que tu as une bonne raison. » finit-il par lâcher fébrilement. Sloane cligna de nouvelle fois les yeux. Ces retrouvailles, il les avait tant rêvées, tant espérées… mais plus maintenant. Et pourtant, face à celle qu’il avait tant aimée, un pincement au cœur vint se faire sentir. C’était la blessure qui s’ouvrait de nouveau. Comme si une nouvelle fois, il aurait mal. Très mal. Alors que la jeune fille ne semblait pas réagir au parole de Daniels, ce dernier reprit de nouveau la parole : « Isold ? ». Et son prénom était comme un écho dans l’esprit de Sloane. Isold. Ce prénom qui lui faisait si mal lorsqu’il le prononçait.

- Isold… Elle se retourna avec un léger sursaut, sa voix se répercutant dans son crâne, entrainant dans son sillage une multitude de petits fantômes de souvenirs. Lui, non, pas lui. Mais si. Il en avait lâché sa sacoche, le visage comme déconfit. Elle aurait eu bien du mal à donner un sens à son expression, son visage était un mélange imperceptible d'émotions. Si bien qu'à cet instant, il était impossible de savoir si Sloane était mécontent, étonné, heureux. Elle s'agita, ouvrit la bouche avant de la refermer. La surprise la rendait confuse, maladroite. Elle regretta presque instantanément d'être venue... Quelle idée stupide, franchement. D'autant que cet homme qu'elle savait avoir connu, avoir chéri bien plus qu'un simple ami, était devenu pour elle un quasi inconnu, et ça avait de quoi foutre les boules à n'importe qui et elle n'échappait pas à la règle. Le pire était de savoir ce qu'ils avaient partagé, et d'avoir absolument tout oublié des détails, du pourquoi du comment ; il ne lui restait que de vagues souvenirs, des bribes de mémoire qui nageaient sans aucune discipline dans un flot de pensées désordonnées. A en juger par sa réaction très mesurée, leur histoire n'avait pas du bien se finir. Des échos de discussions vinrent créer un fond sonore désagréable dans sa tête. Peu à peu, des détails insignifiants revenaient, mais seuls, elle ne pouvaient les interpréter. La panique à la vue d'une petite croix rose, des crises de larmes et de panique, la douleur de se sentir incomprise. Quel sens donner à tout ça ?

Elle ne pipa mot, tandis qu'il cherchait les siens. - Tu... Elle s'agita, serra ses bras autour d'elle comme pour se protéger d'une éventuelle colère ou réaction imprévisible. Elle s'abritait et cherchait désespérément quelque chose à dire. En vain. - …Je ne sais pas ce que tu es venue faire, mais j’espère pour toi que tu as une bonne raison. Finit-il par lâcher d'une voix fébrile. La question était inévitable, mais comment pouvait-elle se justifier ? C'était normal, parfaitement normal, qu'il veuille savoir, qu'il veuille comprendre. Elle le dévisageait, comme avide de reconnaître ces traits familiers, tout en essayant de retrouver ses cordes vocales. Non vraiment, c'était n'importe quoi. Isold n'aurait jamais du venir, aussi simple que ça. - Isold ? Sloane s'impatientait devant son silence. -Je suis désolée. dit-elle. Ça avait l'air tellement creux et superficiel au premier abord ; mais dans le fond, c'était réellement ce qu'elle avait voulu lui dire. Elle était infiniment désolée d'être venue. Sloane était loin d'avoir l'air ravi, et elle-même se mordait les doigts. Isold fit néanmoins quelques pas vers lui, tout petits, simplement pour réduire l'espace qui les séparait à une distance confortable mais pas intime. Puis elle prit son courage à deux mains, et se lança dans un début d'explication bancal. Autant crever l'abcès tout de suite. - Je le suis vraiment, Sloane. Je te jure. Prononcer son prénom avait quelque chose d'insultant. Elle ne se sentait pas en droit de s'adresser à lui comme à un proche, surtout ignorante comme elle l'était. Et elle avait le souvenir, ou une trace, de la souffrance qu'elle avait éprouvée à cause de lui, souffrance partagée et dont elle avait été la cause. Il n'avait sûrement pas envie de la voir. Quelque part au fond d'elle, cette idée lui fit mal. - J'ai des choses à te dire, et ça ne va pas être agréable à entendre... poursuivit-elle dans un souffle, de plus en plus hésitante sur ce qu'elle devait lui dire ou non en cet instant. Isold se mordit la lèvre inférieur, avant de lâcher, d'une voix plus assurée, un peu plus aiguë aussi ; - J'ai eu un accident, il y a trois semaines environs... Sur la route entre Tucson et San Francisco. J'ai... Le dire. Il fallait le dire, à haute voix, que ce soit énoncé clairement. Elle leva les yeux vers les siens, guettant des signes d'encouragement. Putain elle en avait vraiment besoin, elle avait besoin de son soutient, de son accord pour continuer. Qui lui disait qu'il avait envie de savoir ce qu'elle avait fait depuis qu'elle s'était tirée ? Car maintenant elle était sûre. Elle avait vécu ici. Et la seule raison pour laquelle elle se serait retrouvée à San Francisco était qu'elle était partie de quelque part. Vraisemblablement, de Denver. - En fait, je ne m'en souviens pas, les médecins m'en ont informés. C'était trop dur. « J'ai perdu la mémoire », c'était trop dur à dire. Elle espérait naïvement qu'il comprendrait ce qu'elle avait voulu lui faire entendre par des moyens détournés. - Je voulais que tu le saches... Même si ce n'est pas la raison première pour laquelle je suis revenue.
Mais de toute façon, qu'est ce qui lui disait qu'il en avait quelque chose à faire, maintenant ?