Déçu, Paco se laissa tomber sur son lit, et il espéra un instant tomber dans un sommeil profond. Dormir, longtemps. Jusqu'à ce qu'elle revienne. Cette belle inconnue pourtant si proche de lui, chaque jour, à quelques mètres de l'autre côté de la rue. Aujourd'hui il avait scruté à la fenêtre, mais en vain. Elle n'était pas là, pas dans sa chambre, elle ne lui avait rien écrit, et il avait attendu une bonne partie de l'après-midi, s'occupant à moitié avec ses cours, bien que le coeur n'y soit pas. Il avait vraiment espéré qu'elle vienne, comme tous les jours à cette heure, mais elle n'était pas venue. Paco s'inquiétait. Cette fille devenait presque une obsession, et il savait où le menaient ses obsessions. Elles duraient un moment, puis s'envolaient. Mais quand elles duraient, elles étaient intenses, sans aucun doute. Paco décida de tourner la tête vers le mur de gauche, là où n'était pas la fenêtre, puis il ferma les yeux. Il voulait dormir, se réveiller et la voir, il n'avait envie de rien d'autre. Peu à peu, et tandis que l'image de la jeune fille se dessinait dans son esprit, Paco se sentit quitter le monde réel. Et puis, la porte claqua. « Paco ! Espèce de larve ! Bouge de là, et viens sortir les poubelles ! Je t'ai demandé ce matin, allez, dépèche toi ! » Kaliska. Il grogna, se levant brusquement tout en jetant un coup d'oeil à la fenêtre d'en face. Toujours rien. Là nuit tombait là dehors, et à vrai dire, le ciel était devenu noir alors que Paco s'était échoué sur le lit. Il passa devant sa soeur, sans oublier de lui lançer un regard noir au passage, puis il marcha jusqu'à la cuisine et attrapa la poubelle d'un geste rapide. Sans s'arrêter, il se rendit jusqu'à l'entrée, sortit, et dévala les escaliers à tout vitesse.

Lorsqu'il fut dehors, il se rendit compte qu'il était en simple t-shirt, au milieu du mois de décembre. Il frissonna, même si c'était supportable car le froid ne le dérangeait pas. C'était surtout le choc des températures qui l'avait réveillé. Il s'empressa donc de se rendre au conteneurs de poubelles, le truc puant où tous les locataires jetaient leurs ordures. Le lieu de rendez-vous des déchets. Autant dire que l'odeur était très sympathique. Paco grimaca, et jeta un peu violemment la poubelle dans un grand bac noir, puis machinalement il se frotta les mains. Il fit un pas sur la gauche, sur le point de repartir chez lui, quand une silhouette fit son apparition, juste à côté de lui, une poubelle à la main. C'était elle. Sa voisine. La belle inconnue d'en face. La fille à l'ardoise. Il s'était un peu écarté, et pourtant ils étaient toujours très proches, même si la demoiselle s'était stoppée net en le voyant. Paco passa une main sur sa nuque mais ne dit rien, se contentant de la regarder distraitement. Il lui lança un léger sourire très timidement, puis il ouvrit la bouche pour parler, mais il n'en fit rien. Il resta là, immobile, juste en face d'elle, avec un sourire niais sur les lèvres.

[c'est de la daube. pardon mi amor. /: ♥]
L’inconnu. C’était cette chose qui nous intriguait, qui éveillait nos soupçons de curiosité, qui nous émerveillait. Oui, nous émerveillait. On lui inventait toutes ses facettes, on le dessinait comme on le désirait, cette chose inconnue, cet inconnu. Zélie, elle avait lui dans son quotidien. Lui, ce garçon dont elle ignorait l’identité. Son nom ? Qu’importe, ce n’était qu’un détail parmi tant d’autre, un détail dénué d’intérêt. Puis elle s’en foutait, elle l’aimait bien ainsi. Elle aimait bien lui parler. Lui parler, oui. Enfin ce n’était sûrement pas comme vous l’imaginez. Deux personnes, deux ardoises, quelques mots éphémères inscrits dessus qui ne restèrent guère longtemps, voilà comment les deux jeunes gens communiquaient. Etrange manière d’établir un contact à l’heure actuelle où les réseaux sociaux et les téléphones mobiles avaient pris royalement le dessus sur tout. Elle aimait bien cette façon authentique qu’ils avaient de se parler. Elle aimait bien, oui. Zélie regarda par sa fenêtre pour la première fois de la journée. C’était alors qu’elle put constater qu’il n’y avait personne. Elle soupira, haussant les épaules et se résigna à tourner le dos à cette fenêtre. A cette maudite fenêtre. Elle s’affala dans son canapé, jetant un regard sur la cage de son petit rongeur. Après un instant, elle balaya tout son appartement d’un coup d’œil. L’endroit était vide, calme, aucune distraction. Son regard se posa une énième fois sur la fenêtre. Peut-être trouverait-elle en vain celui qu’elle attendait ? Peut-être. Ou non. La nuit commençait à tomber petit à petit, dominant le ciel newyorkais. Elle se leva puis fit quelque pas en direction de la cuisine afin de se trouver quelque chose à se mettre sous la dent. Elle chipa dans son placard un petit paquet de gâteaux. Certes, cela n’allait pas être assez consistant pour remplir le ventre affamé de la jeune fille. Elle déballa sa pauvre denrée et mit un de ces petits gâteaux à sa bouche. C’est au moment où elle comptait mettre l’emballage dans la poubelle qu’elle remarqua que cette dernière était pleine à craquer. Dans un idéal, il faudrait la sortir. Dans un idéal, bien entendu. A cette idée-là, elle soupira. Posant ses gâteaux sur un coin de la table de cuisine, elle s’attela donc à la tâche : sortir les poubelles.

Dans son épais gilet en laine, Zélie mit enfin un pied dehors. Le sac de poubelle à la main. Ca n’avait rien de bien fantasmatique. C’en était presque repoussant. La jeune fille pressa le pas en direction des conteneurs. Non pas qu’elle soit si pressée de retrouver à chaque fois cette puanteur mémorable qui vous restez aux narines pour votre plus grand déplaisir. Alors qu’elle était sur le point d’entrer dans la petite pièce dégoutante, elle fut arrêtée par une personne, par une silhouette. Elle pila nette, ne bougeant plus et l’observant attentivement. C’était lui. Lui, son fameux inconnu. Elle baissa la tête comme gênée par la situation. Son regard se posa sur son sac de poubelle. Elle se racla la gorge, s’efforçant à articuler un « bonsoir ! » poli. Comme elle l’aurait fait avec n’importe quelle personne. Puis un petit sourire vint accompagner ce piètre mot. Après quoi, Zélie le contourna et partit en direction des conteneurs. Elle inspira un grand coup, afin d’éviter d’humer les odeurs quelque peu désagréables. Puis elle jeta le sac d’un geste désinvolte, voulant se débarrasser au plus vite de ce boulet qu’elle trainait au bout de sa main. Une fois libérée, elle fit demi-tour s’éloignant de l’odeur. Après quelques pas, elle s’arrêta de nouveau. Remarquant qu’il était toujours là. Lui, l’inconnu, son inconnu. Pendant un moment, elle ne bougea plus et le regarda longuement sans ciller. Puis elle se demandait bien ce qu’il la retenait ici. Pourquoi restait-elle ici ? Au lieu de s’empresser à rentrer chez-elle, chez-elle au chaud. Elle l’ignorait et pourtant, elle n’avait pas décidé de partir. Non, elle ne le voulait pas.

« Bonsoir ! » lança-t-elle, brisant ainsi le silence qui s'était installé entre eux. Elle avait parlé de façon enjouée, polie, le saluant comme n'importe quel autre voisin. Paco sentit son coeur se pincer. Le considérait-elle comme un simple voisin ? Cette idée s'estompa rapidement, car le sourire de la brune le fit sortir de ses pensées. Il lui sourit à son tour, cette fois plus intensément, cependant il ne répondit rien à la jeune fille, toujours droit comme un piquet, le regard lumineux. Elle ne s'attarda pas. Lentement, elle le contourna, se rendit jusqu'aux conteneurs, y jeta sa poubelle et ensuite revint sur ses pas. Paco ferma les yeux durant une demi-seconde. Il savait ce qui allait se passer. Elle allait repasser devant lui, cette fois sans s'arrêter, rentrer chez elle et voilà. C'en serait fini de ce jeu de voisins ridicules. Ce jeu puéril et totalement inutile. Il aurait pu bouger, faire quelque chose, mais il n'en fit rien, il en était incapable. Il ne savait pas quoi lui dire. Si seulement il avait pu lui écrire ! Il sentit sa présence à côté de lui, il la vit passer tout près, de nouveau. Il ne dit rien, restant là, les bras ballants et le regard vide. Et puis elle s'arrêta, elle s'arrêta juste devant lui et elle ne dit rien non plus. Elle se contenta de le regarder avec une certaine détermination. Peut être attendait-elle quelque chose ? C'était même sûr, elle ne restait pas là sans raison ! Elle attendait qu'il parle, qu'il bouge, qu'il fasse n'importe quoi ! Et cet idiot ne bougeait pas, il restait là, la fuyant du regard.

Finalement il leva les yeux vers elle, au bout de quelques secondes. Sans savoir comment, il parvint à articuler quelques mots. « Bonsoir. » Il lui fit un large sourire, de nouveau. N'ajouta rien. Un vent fort se mit à souffler, et Paco se sentit frissonner. Il aurait pu rentrer, là tout de suite, se jeter sur son lit bien au chaud, et pourtant c'était comme s'il était ancré dans le sol. Il regardait sa voisine, un peu hésitant, et il songea que c'était le moment où jamais de parler. « Je ... j'avais imaginé beaucoup de scénarios pour notre première vraie rencontre ... » Il marqua une pause, regardant le sol un peu distraitement, puis il leva la tête et plongea son regard dans celui de la jeune fille. « ... mais, tout ce que je peux dire c'est qu'aucun de ces scénarios n'avait lieu près des conteneurs à poubelles ... » Il esquissa un sourire, regardant toujours la jolie brune avec amusement. Il avait longtemps imaginé leur première rencontre oui, mais il avait aussi longtemps espéré qu'elle n'arrive jamais, par peur que cela brise tout leur rituel constant et jubilant, leur jeu d'échange sur des ardoises, ce petit truc qui ne leur appartenait rien qu'à eux. Et s'ils perdaient toute proximité maintenant qu'ils étaient l'un en face de l'autre ? Il avait communiqué des mois durant, mais pourtant, il ne se connaissait pas vraiment. Et si tout changeait, et si plus rien n'était pareil ? Paco frissonna de nouveau, détournant un instant le regard. De toute manière, il fallait que ça arrive. Quand on est voisins d'immeubles, le pourcentage de chance de se tomber dessus un beau matin est assez élevé, et en somme, le fait qu'ils se croisent ici, ce soir là, n'avait rien d'exceptionnel. C'était même prévisible. Et pourtant, c'était comme si le monde entier se bouleversait, comme si c'était la surprise du siècle. Paco qui avait ruminé toute l'après-midi, désespéré, tombait miraculeusement sur le fruit de ses tourments. C'était sûrement ça, le destin.

Elle cligna une fois des paupières. Une fois. Puis elle continua de fixer avec attention le jeune homme qui se trouvait devant elle. Elle ne le quitta pas du regard, observant chacun de ses traits. Jamais jusqu’à présent, elle ne s’était trouvée aussi proche de lui. Jamais. A chaque qu’elle le voyait, il y avait cette vitre, ce vide, cet espace qui les séparaient. Il se trouvait à quelques mètres, quelques centimètres certainement d’elle. Une distance trop proche au goût de la jeune fille. Et pourtant malgré cette pensée, elle restait là. Là, plantée comme une sombre idiote. A présent elle pouvait sentir son semblant de parfum, le toucher si elle le désirerait et puis entendre le son de sa voix. Enfin pour ce dernier point, fallait-il encore qu’il daigne prendre la parole. Elle le regard alors avec insistance. Il était beau. Encore plus que ce qu’elle s’était imaginée de lui. Car oui. Elle s’était tout imaginée de lui. De son prénom jusqu’à son propre caractère. Il était devenu ce personnage fictif qui faisait parti de sa vie. Il était devenu ce quasi-confident. Et à présent ? Tout ce que la jeune fille avait écrit sur lui allait s’effacer petit à petit, gommant toute la créativité de son cerveau. Elle se doutait bien qu’il ne serait pas comme elle se l’était imaginée. Bien entendu, ce n’était que du fictif. Le son de sa voix retentit et fit quelque peu sursauter la jeune fille. « Bonsoir » lui avait-il dit. Brisant ce semblant de silence qui s’était imposait entre eux. Bonsoir. C’était du formel. Ca n’avait rien de transcendant comme réplique. Zélie ne put s’empêcher de lui sourire. Elle pouvait sentir un petit pincement au niveau de son cœur, un petit nœud à l’estomac. Elle ferma un instant les yeux avant de les rouvrir aussitôt. Puis après de longues secondes qui venaient de s’écouler, il venait de reprendre la parole. « Je ... j'avais imaginé beaucoup de scénarios pour notre première vraie rencontre ... mais, tout ce que je peux dire c'est qu'aucun de ces scénarios n'avait lieu près des conteneurs à poubelles ... » avait-il parvenu à lui dire avec quelques difficultés. On pouvait lire de l’amusement sur le visage de la jeune fille. Un sourire amusé se dessina sur ses petites lèvres. Puis elle se tourna légèrement vers les conteneurs, roulant légèrement des yeux. C’est vrai pour une première rencontre, on aurait pu rêver mieux. « Il faut dire que c’est loin d’être l’endroit idéal pour une première rencontre… » fit-elle remarquer. Sa voix venait de s’éteindre. Une première rencontre. Leur première rencontre. Cet événement auquel elle ne voulait jamais penser, ce moment que n’aurait sûrement jamais du arriver certainement. Jamais se disait-elle à elle-même. Sûrement que tout ceci aurait des répercussions par la suite. Continueraient-ils leur petit jeu puéril et enfantin ? Ce petit jeu si amusant et authentique. Ce truc qu’ils partageaient ensemble, leur truc à eux. Le continueraient-ils ? La jeune fille entrouvrit la bouche comme pour laisser passer un quelque son. « A… à vrai dire, je n’ai jamais pensé à notre première rencontre. Sûrement peut-être parce que je ne voulais pas que ça arrive si tôt… » lança-t-il. Non, elle ne le voulait pas. Elle ne voulait vraiment pas. Elle le savait. Elle le savait que ce serait différent entre eux. Elle ne le voulait pas. Mais on ne décide pas de son sort, on ne décide pas de son destin… On le subit.

Il s'était imaginé déposer un mot dans sa boîte aux lettres, lui donner un rendez-vous dans un endroit sympa, simple et tranquille. Il s'était imaginé la voir arriver, entendre le son de sa voix pour la première fois. Il s'était imaginé son sourire, une première rencontre parfaite, organisée dans les règles de l'art. Il en avait même rêvé. Et voilà qu'il se tenait là, devant elle, dans la nuit glacée de décembre, goûtant à l'odeur sympathique des déchets du quartier. C'était trop tard pour une première rencontre parfaite et maîtrisée. Ils ne maîtrisaient plus rien, maintenant. Ils étaient l'un en face de l'autre et ils étaient impuissants. C'était arrivé, et il était trop tard pour recommencer. A présent ils n'était plus deux voisins inconnus qui partageaient un jeu enfantin. Ils étaient deux personnes, deux identités, deux adultes que le destin avait placé sur la même route. Et il fallait qu'ils se débrouillent avec ça. « Il faut dire que c’est loin d’être l’endroit idéal pour une première rencontre… » Le sourire de Paco s'intensifia. Il ne répondit que par un soupir amusé à la remarque de sa voisine. Un court silence s'installa, puis la brune vint le briser de nouveau, déclarant « A… à vrai dire, je n’ai jamais pensé à notre première rencontre. Sûrement peut-être parce que je ne voulais pas que ça arrive si tôt… » Paco ne put qu'approuver la chose, et il hocha légèrement la tête avant de dire « Ca devait arriver un jour ou l'autre… » Il regarda le ciel, y cherchant les étoiles. Et puis ses yeux changèrent de cible presque naturellement, se posant sur la silhouette à quelques centimètres de lui. Il fut frappé par son regard si profond, si vif et si beau. Derrière la vitre il ne l'avait jamais vue ainsi, aussi jolie et aussi réelle. Comment avait-il pu passer à côté de ça ? Si ç'avait été une fille banale, une fille rencontrée à une quelconque soirée, il l'aurait embrassée tout de suite.

Mais avec elle, il était inconcevable qu'il fasse une chose pareille. Ce n'était pas une fille quelconque, c'était cette fille avec qui il avait tissé un lien depuis des mois, avec qui il avait passé de longs moments, et bien qu'ils ne soient pas directs, ils étaient concrets, et bien réels. Il savait que cette rencontre était un tremplin vers de toutes nouvelles perspectives. Peut être un rempart. Comment savoir vers quoi cela allait mener à cet instant ? Il la regardait, et il était incapable de dire ce qu'ils adviendrait d'eux. Ce qu'il savait, c'était que ce ne serait plus pareil. Et comme pour illustrer ses pensées, il lança « Les enfants finissent par grandir. » Il n'avait pas réfléchi avant de parler, et il espéra que son interlocutrice ne soit pas interloquée par ce qu'il venait de dire. Pour lui, c'était très clair. Cette rencontre marquait la fin de leur jeu puéril, la fin de l'illusion. Et l'entrée dans un monde marqué par la difficulté, la responsabilité et le doute. Ils n'étaient plus protégés par ces vitres, à présent. Paco mourrait de peur, car ôtée cette barrière, la jolie brune était devenue différente, elle était devenue un mystère. Et aussi étrange que cela puisse paraître, il n'avait aucune envie de s'enfuir.

«Ca devait arriver un jour ou l'autre… » venait-il de lui dire. Soit. Il avait raison, cela devait arriver un jour ou l’autre. Un jour trop prématuré pour Zélie. Soudainement face à lui, elle se sentait vulnérable. Au moins lorsqu’elle lui parlait, il y avait la distance et la vitre qui la protégeait. Là, c’était comme si on venait de la jeter dans le vide, comme si on venait de lui ôter toutes ses protections. Elle expira bruyamment puis suivit de regard ce qui avait attiré l’attention du jeune homme. Le ciel. Le ciel et sa toile étoilée. La nuit. Un petit sourire se dessina sur les lèvres de la jeune fille puis elle se résigna à baisser du regard. Plongeant ses mains dans les poches de son jean. Un vieux jean abimé. Elle s’enveloppa un peu plus dans son gilet de laine, sûrement peut-être avait-elle un peu froid. Froid de décembre. Ses yeux roulèrent sur le visage du jeune homme qui se trouvait en face d’elle. En une fraction de seconde, elle réalisa qu’elle ne savait rien de lui. Qu’il n’était pas ce personnage fictif qu’elle s’était inventé antérieurement. Il n’était pas cela, il était tout simplement réel. Elle ne savait rien de lui. Ni son nom, ni son âge, ni ce qu’il faisait dans sa vie, ni ses goûts. Il était ce pur inconnu, il était cette boule de mystère. Cette boule de mystère qui la terrorisait dans le fond. Elle tenta de reprendre ses esprits. Zélie fut quelque peu bousculée par la voix du jeune homme. «Les enfants finissent par grandir. » lui dit-il. Elle cligna deux fois les paupières. Les enfants. Référence à leur jeu enfantin ? Certainement. « Certains refusent de grandir. » répliqua-t-elle. Des dires accompagnaient d’un soupir. Elle baissa des yeux. Observant la tenue de Paco. Un jean, normal. Rien de plus classique. Et un tee-shirt. Zélie crut rêver. Mais non, les bras quelque peu musclés du jeune homme était bel et bien nu. Être en cette tenue en cette telle époque de l’année… il fallait être un peu fou, ou avoir un problème de régulation de sa température corporelle. Elle fronça doucement les sourcils. C’est vrai que si l’on comparait la jeune fille emmitouflée dans son gilet, commençant presque à frissonner de froid. L’hiver, le froid. Oui, elle détestait vraiment cette saison. Si seulement elle pouvait hiberner le temps de quelques mois dans le sud histoire de goûter au soleil encore et encore. Le froid, la nuit qui s’imposait de plus en plus tôt dans le ciel, il n’y avait rien à envier à l’hiver. Vraiment rien. Puis la jeune fille reprit la parole. « Tu devrais peut-être penser à rentrer. Dans cette tenue, tu vas vite attraper un coup de froid, je pense. » lui fit-elle remarquer calmement. Ses paroles contredisaient ses pensées. Bien entendu, elle ne voulait pas qu’il parte. Oui, elle voulait rester encore là auprès de lui. Auprès de cet inconnu, auprès de son inconnu.

« Certains refusent de grandir. » Paco la regarda longuement, se demandant ce qu’elle voulait dire par là. Certes, certains enfants refusaient de grandir, mais pour beaucoup, cela était quelque chose d’excitant et pour lequel on était très impatient. « Je ne crois pas qu’on choisisse de grandir. » En effet. On n’avait pas le choix. On devenait des adultes sans le vouloir, et le plus souvent sans le savoir. Ca arrivait comme ça, un beau matin, on se réveillait, on faisait le constat de notre vie et on se rendait compte que nous n’étions plus des adolescents, mais bien des personnes matures et responsables, avec des projets. Paco faisait le constat de sa vie et il se rendait compte qu’il n’était plus le voisin de la jeune femme avec qui il partageait un jeu puéril. Il était maintenant en train de lui parler, et la chose était concrète, réelle. Il n’avait rien demandé, il n’avait même pas voulu que ça arrive. Ca arrivait, c’était tout. Et même s’il était parti à ce moment là, ça n’aurait rien changé au fait que leur jeu était terminé. Ils pouvaient le continuer certes. Mais c’était comme jouer à la barbie à 20 ans. Amusant cinq minutes en tant que souvenir des bons moments passés, et puis, les problèmes réels revenaient. Et la barbie retournait dans la boîte. La voix de la jolie brune le tira de ses pensées. « Tu devrais peut-être penser à rentrer. Dans cette tenue, tu vas vite attraper un coup de froid, je pense. » Paco regarda ses bras comme s’il ne savait pas qu’il était en t-shirt. Il sourit, puis posa de nouveau ses yeux sur le visage de la jeune fille. « Je supporte assez bien le froid, en fait. C’est plutôt toi qui m’inquiètes. »

Il la regarda, toute emmitouflée dans son gilet de laine, et il se sentit frémir. C’était le froid de la jeune fille qui lui donnait froid, mais pas l’air frais. Joli paradoxe. Paco ne songea qu’après à ce qu’elle venait de dire. Voulait-elle qu’il rentre ? Voulait-elle mettre fin à cette rencontre, à leur jeu ? Paco chercha la réponse dans ses yeux, mais ne trouva rien. Du moins, rien qui validait cette thèse. Elle n’avait pas l’air de vouloir qu’il parte. « Au fait, maintenant que nous sommes ici … Je me rends compte que nous nous ne sommes jamais présentés … Je m’appelle Paco. » Il sourit avec un peu d’hésitation, voulut lui tendre la main pour rendre la chose un peu formelle mais il fut un peu effrayé, et il ne fit pas un geste. Il se contenta de la regarder, avec un peu plus de curiosité. Il observa chaque détail de sa peau, chaque trait de son visage, il regarda ses yeux, son nez, sa bouche. Chaque chose très précisément. Espérant les mémoriser. En se fiant à ces détails, il tenta de trouver un prénom qui lui correspondrait. Lucy ? Lea ? Comment savoir cela ? Des tas de prénoms, des plus communs aux plus incongrus, lui venaient à l’esprit, mais aucun ne correspondait à ce visage, à ces yeux si singuliers. Il n’avait jamais autant voulu savoir son prénom jusqu’à cet instant précis, auparavant il se plaisait à l’appeler sa voisine mystérieuse, et ça lui suffisait. Mais maintenant qu’elle était là devant lui, qu’elle parlait, qu’elle bougeait, il fallait qu’il le sache, absolument. L’inconnue d’en face n’en était plus une.

« Je supporte assez bien le froid, en fait. C’est plutôt toi qui m’inquiètes. ». Voilà ce qu’il venait de lui faire remarquer après qu’elle lui ait conseillé de rentrer chez-lui. Il supportait plutôt bien le froid. Cela, elle pouvait le deviner ou le constater par ses propres yeux. N’importe quelle personne normalement constituée, aux yeux de la jeune fille, ne pourrait rester là dans cette tenue. Puis il ajouta que c’était elle qui l’inquiétait. Zélie baissa les yeux, pour jeter un bref coup d’œil sur ce qu’elle portait sur elle à cet instant précis. Un jean, un tee-shirt, un gilet. Rien de plus banal. Alors elle se contenta d’hausser les épaules. A vrai dire, elle ne comprenait pas où il voulait en venir. « Moi ? » répétait-elle alors, dessinant certainement une petite mimique interrogatrice. Puis elle regarda de nouveau ce visage qui s’offrait à elle, comme si celui qui se tenait debout face à elle aller disparaitre dans les minutes, dans les secondes, qui suivront. C’était stupide de penser cela. Et pourtant. Peut-être était-ce qu’un pur délire ? Virait-elle alors folle ? Certes, sa sœur ainée était persuadée qu’elle l’était. Combien de fois l’avait-elle entendu lui dire qu’elle avait un problème, qu’elle était dingue, folle, et surtout qu’elle était un cas désespéré. Zélie, le joli petit cas désespéré. Certainement l’était-elle. Après tout parler avec un fervent inconnu à l’aide d’une ardoise, il n’y avait rien de plus fou, rien de plus anticonformiste, rien de plus désespérant. Et pourtant, elle y avait pris goût à ce petit jeu puéril, se foutant des remarques désobligeantes de ses sœurs ainées. Elle se remémora le jour où Lena lui avait clairement dit d’aller lui parler en face à face, d’aller lui parler de vive voix. Même si la jeune fille ne le voulait pas, ce jour était arrivé. Ce jour où elle lui parlait vraiment. « Au fait, maintenant que nous sommes ici … Je me rends compte que nous nous ne sommes jamais présentés … Je m’appelle Paco. » finit-il par dire, sortant la jeune fille de ses pensées. Elle secoua doucement la tête comme pour chasser toutes ses frivoles pensées. Paco. Il venait de dire son prénom. Paco. Il s’appelait ainsi. Un sourire vient alors illuminer le visage de Zélie. Elle savait enfin un morceau d’identité de son inconnu. Paco, ce n’était pas typique comme prénom. Un prénom singulier comme lui. Il le portait bien ce prénom. « Enchantée, Paco. » lui dit-elle alors. Elle est prit un malin plaisir à prononcer ce prénom. Paco. Elle voulait se l’imprimer dans son esprit comme pour ne pas l’oublier. « Moi, c’est Zélie. » lui dit-elle alors. A présent, ils n’allaient plus être des inconnus. Ils étaient Paco et Zélie, de banals voisins. La jeune fille lui tendit la main de manière formelle. Vous savez cette chose banale que l’on faisait lorsque l’on se présentait. Un geste symbolique pour certains, pour d’autres, c’était un geste parmi les autres.

« Moi ? » Paco leva les yeux vers elle, constatant au passage sa mine interloquée. Il lui lança un sourire, puis répondit « Toi. » Voyant qu’elle ne réagissait pas, il ajouta « Je rêve où tu es en train de mourir de froid ? » Elle grelottait, ça crevait les yeux. Paco songea qu’une telle situation était la meilleure opportunité pour se la jouer gentleman, et lui donner sa veste. Seul bémol, il était en t-shirt. Tant pis pour cette fois. Il soupira, se perdant dans ses pensées. Il s’imaginait déjà une prochaine fois, alors que peut être, ce moment précis serait la seule et unique rencontre qu’ils vivraient. Peut être que demain ils redeviendraient deux inconnus, jouant à s’écrire des mots sur une ardoise. Ou peut être même qu’ils ne s’en écriraient plus jamais. Paco était déjà frustré de ne pas avoir de réponses à ses questions. Ce qu’il savait c’était qu’il ne voulait pas partir tout de suite, même s’il était susceptible d’attraper une pneumonie d’une seconde à l’autre. Pour rien au monde il ne se serait éloigné de cette poubelle, aussi répugnante soit-elle.

Vinrent les présentations. Paco trépignait d’impatience à l’idée de savoir son identité. Au bout de quelques secondes qui furent une éternité, elle répondit enfin. C’était presque comme si des roulements de tambours imaginaires s’étaient élevés avant qu’elle ouvre la bouche. « Enchantée, Paco. » Bon, elle n’avait fait que répéter son prénom. C’était déjà une victoire, en somme. Paco se sentit frémir à la façon dont elle l’avait prononcé. Sa voix était mélodieuse, douce. Sentant sa poitrine le brûler de plaisir, Paco planta son regard dans le sien, impatient qu’elle ajoute quelque chose. « Moi, c’est Zélie. » Zélie. Il ne put s’empêcher de sourire, répondait immédiatement, en écho avec ce qu’elle venait de dire « Enchanté, Zélie. » Tout cela était très formel, mais Paco s’en souciait peu. Il n’était pas mal à l’aise, il était ravi d’être ici et il ne pouvait plus détourner les yeux des siens. Elle lui tendit la main. Il s’autorisa à baisser les yeux vers celle-ci, s’y attardant un instant, avant de lui tendre la sienne. Il glissa ses doigts sur les siens, attrapant sa main avec précaution, puis la serra durant quelques secondes. Et voilà. Ils se touchaient. Il en avait rêvé beaucoup de fois, et pourtant, dans aucun de ses rêves il n’avait touché une main aussi douce. Il cligna des yeux pour revenir à la réalité, car il se sentait partir très loin. Il ne fallait pas qu’il s’égare maintenant ! C’était leur première rencontre, il ne pouvait pas se permettre de se perdre dans ses pensées, il ne voulait pas oublier un seul moment, un seul détail. Il lâcha sa main un peu à contre cœur avant de dire « J’ai vraiment pas envie que tu finisses congelée, alors … laisse moi t’offrir un chocolat chaud. » Il eut subitement envie de se gifler. Comment avait-il pu dire ça, si vite ? Il venait de l’inviter chez lui, alors qu’ils ne se connaissaient pas, alors qu’ils ne s’étaient jamais adressés la parole. Il n’en revenait pas lui-même.

« Je rêve où tu es en train de mourir de froid ? ». A cette pseudo-interrogation (qui semblait plutôt être une affirmation), Zélie fit instinctivement un signe de la tête comme pour nier cette phrase qui venait de s’échapper de la bouche de son mystérieux voisin. Bien sûr que non. Elle n’avait pas froid ! Il racontait des bêtises, lui. Foutaise. Elle mentait. Elle se mentait. Oui. Il avait raison, mais cela, elle n’allait pas l’avouer. Cela était sûrement dû à un élan spontané de fierté. « Tu rêves… » lâcha-t-elle dans une voix presque inaudible pour le jeune homme. Il n’avait très certainement pas entendu cette bribe de phrase, peut-être n’avait-il même pas remarqué la mise en mouvement de ses lèvres pour prononcer ces deux fichus mots. Mais qu’importe, ce n’était qu’un détail dans ce paysage. Qu’un détail dans ce tableau. Tableau d’une rencontre éphémère. D’une rencontre, de leur rencontre…

Il s’appelait Paco. Elle, Zélie. Le masque de l’inconnu s’émiettait peu à peu. Etrangement, ça ne la terrorisait plus tant que cela. En y repensant, cette scène, elle devait bien se dérouler un jour. Un jour ou l’autre. Ou l’autre… sûrement pas aujourd’hui, mais on ne joue pas avec le destin. Alors qu’elle venait de prononcer (enfin) une phrase audible, le premier contact fut. Leurs mains se rencontrèrent, se touchèrent, furent mis en contact. Cette main qui était bien plus grande que la sienne, sûrement même bien plus forte. Puis quelques secondes après, peut-être quelques minutes (il était impossible pour Zélie de juger combien de temps, ils étaient restés ainsi : main dans la main), leurs mains se séparèrent. La jeune fille resta sur place, statique. L’observant sans dire un mot. Le froid s’éprenait de plus en plus de son petit corps qui devait certainement être presque frigorifié. Qu’importe. Ce n’était qu’un détail. Elle voulait rester là. Là, à ses côtés. Aux côtés de Paco. Elle voulait que cette scène dure. Qu’elle dure une éternité. Puis il y eut un silence. Silence qui ne dura guère. En effet, le jeune homme prit la parole. « J’ai vraiment pas envie que tu finisses congelée, alors … laisse moi t’offrir un chocolat chaud. » venait-il de lui dire. Un « Euh… » hésitant vint s’évader de la bouche de l’afro-américaine. Elle passa sa main dans ses cheveux, remettant par la même occasion une mèche. « C’est gentil… mais je vais rentrer… ne te sens pas obligé de m’inviter. ». Elle marqua une pause. Puis elle s’emmitoufla une nouvelle fois dans son gilet. Certes, elle allait finir congelée, il avait bien vu. Son regard croisa une nouvelle fois celui de Paco. Le regard de ce dernier se voulait très certainement insistant. Ce regard qui disait : s’il-te-plait, accepte. Après un petit raclement de gorge timide, Zélie fit un hochement de tête. « Puisque tu as l’air d’insister… je vais te laisser m’offrir un chocolat chaud ! ». Un sourire illumina le visage de la jeune Warren. Après tout, c’était comme s’il l’invitait prendre un verre dans un bar. A la différence que là, c’était certainement chez-lui.